L'Ordre de Protection des Enfants
- nawell
- 19 sept. 2020
- 9 min de lecture
Lorsque Jojo reprit conscience, il ne comprit pas ce qui se passait. Il avait l’impression que ça faisait des années qu’il n’avait pas bougé. Il fallait dire que, malgré tout ce qu’on pouvait dire, les monstres sous le lit, ça ne courait pas les rues.
La plupart des membres de l’ordre était actif entre les deux et huit ans de leur enfant. C’était l’âge auquel les monstres avait le plus de chance d’atteindre leur but : les enfants étaient vulnérables et ne savaient pas encore se défendre seuls.
Passé huit ou dix ans, les monstres n'effraient plus les enfants comme avant et ces derniers préféraient se rabattre sur des cibles plus facile.
Oui, un monstre, c’est un peu lâche.
Et puis souvent c’était à cet âge-là que les enfants abandonnent leur ours en peluche. Comme pour dire qu’ils n’avaient plus besoin d’aide pour se défendre. Il y avait toujours des exceptions évidemment. Mais c’était rare les enfants qui gardaient leur ours plus longtemps.
La dernière intervention de Jojo datait de 1949. Il s’en souvenait très bien. Ce n’était pas une période facile pour les membres de l’ordre. Les enfants étaient tous très fragilisés par la guerre et les monstres en profitaient bien. Jean devait avoir environ sept ans à cette époque.
Jojo avait combattu un monstre à pointes. Il avait été coriace mais Jojo s’en était très bien sorti et avait sauvé son enfant. Il se souvenait encore des yeux émerveillé de Jean alors qu’il était remonté dans le lit, en vainqueur. Jean l’avait serré très fort dans ses bras, en le remerciant et en lui disant qu’il l’adorait et que jamais il ne se séparait de lui.
Et ça avait été vrai. Il faisait partie de l'exception qui confirme la règle. Jojo avait continué de sentir la présence de Jean au fil des années, sans pour autant se réveiller. Cela ne l’avait pas dérangé plus que ça. S’il ne se réveillait pas, ça signifiait que son enfant était en sécurité.
Alors pourquoi maintenant ? Pourquoi, après presque soixante-dix ans, Jojo se réveillait pour réaliser la mission pour laquelle il existait : protéger son enfant des monstres sous le lit. Jean devait avoir près de quatre-vingt ans. Il n’avait probablement plus peur des monstres, et il savait se défendre tout seul.
L’ours se redressa et observa autour de lui. Il était sur la table du chevet du vieil homme. Ce dernier semblait dormir paisiblement. Dans la chambre, il y avait plein de photos différentes, avec une femme qui revenait souvent, et des enfants, qui grandissaient au fil des années. Jojo fronça les sourcils. Il connaissait les mœurs des humains et se doutait que la mystérieuse femme devait probablement être sa femme.
Alors où était-elle ? Jean dormait seul dans son lit, et il n’y avait aucune trace d’une présence féminine dans la chambre, malgré les photos qui montrait une femme au bras de Jean.
Un bruit venant de sous le lit le fit sursauter. Il devait agir. Mais il y avait un problème. Pour défendre Jean, il se devait de le réveiller. Et cela le ferait briser la règle à ne pas briser : ne pas apparaître devant un adulte. Et d’après ses cheveux blancs et son visage plissé, Jean était un adulte, un adulte assez vieux même. Mais il était aussi son enfant, celui dont il avait la responsabilité. C’était la mission de sa vie de protéger son enfant, et ce peu importe son âge, non ?
Jojo devait résoudre ce dilemme rapidement, il pouvait déjà apercevoir l’ombre du bras fin du monstre qui passait sous le sommier.
Lorsque Jean se réveilla, il remarqua tout de suite l’éclat de la lune qui passait à travers la fenêtre de sa chambre. Son réveil, posé sur sa table de nuit, indiquait qu’il était trois heures vingt-sept du matin. Jean n’avait pas soif, ni envie d’aller aux toilettes, et ne comprenait pas pourquoi il s’était réveillé en plein milieu de la nuit. Il était un très bon dormeur habituellement et sa femme aimait l’appeler affectueusement “la masse” pour se moquer de son sommeil plus que profond.
Il se releva doucement et remarqua sur le mur des ombres qui semblaient bouger. Jean attrapa ses lunettes et se concentra sur les formes.
Il s’agissait de deux silhouettes, qui n’avaient rien d’humain. Tout d’abord, il y avait une ombre minuscule, qui paraissait avoir un aspect laineux. L’autre ombre était gigantesque, très mince et ressemblait à l’idée que Jean se faisait du diable : des oreilles pointues, de longues cornes, un museau avancé et le dos un peu courbé.
Jean avança son bras vers le côté gauche du lit mais il ne rencontra que l’oreiller froid. Il déplaça son regard vers sa table de nuit pour s’apercevoir que Jojo n’était pas à sa place. Jean le chercha du regard autour de lui, en vain.
Un petit cri le fit sortir de sa transe. C’était la plus petite ombre. D’un coup, une vague de souvenirs lui revint en tête. Des souvenirs qui remontait à son enfance. Des combats épiques - pour un petit garçon – qui impliquait son ours en peluche et des sortes de créatures démoniaques.
“Jojo ? C’est toi ?” Les bruits venaient de s’arrêter et la forme démoniaque avait disparue. Un gémissement lui répondit.
“Jojo ! T’inquiètes, j’arrive” Jean se leva avec précipitation (enfin aussi vite que possible avec son arthrite). Il fit le tour du lit et se retrouva en face de son ours, allongé par terre. Ce dernier semblait en souffrance. En se baissant, Jean remarqua que Jojo était blessé au niveau du ventre. Du rembourrage sortait de la plaie. Il prit son ours et descendit à la cuisine.
“Et bien mon petit Jojo, tu as de la chance que ma petite Lucille m’ait appris à coudre avant de partir ! Attends, ne bouge pas, je vais chercher la boîte à couture !”
“Il est parti ?”
“Cette bête ? Oui, plus aucun signe. D’ailleurs s’était quoi exactement ? Et je pensais que les ours prenaient vie seulement avec les enfants. Tu m’avais dit ça, non ?”
“C’est plus compliqué que ça -”
“Attention, ça va faire un peu mal.” Le coupa Jean. “Écoutes, tu m’expliqueras après ?”
Lorsque Jojo repris conscience, il faisait jour dehors. Jean prenait son café, tout en lisant le journal du jour.
“Jean... Ils vont me pourchasser. Et me détruire... ”
Jean fronça les sourcils et se pencha vers son plus vieil ami. “Ils qui ? Qui va te détruire ?”
Jojo se releva et expliqua le fonctionnement de l’ordre à son enfant. Aucun adulte ne pouvait les voir sous peine de destruction. Ils ne pouvaient aider que les enfants.
À la fin de son récit, Jean semblait avoir pris au moins cinq ans. “Ne t’inquiète pas, on va s’en sortir.”
“Comment ? Écoutes Jean, c’est peut-être le moment de se dire au revoir... L’ordre des monstres ne va pas tarder à signaler ma faute... ”
“C’est ridicule ! Tu m’as sauvé, ça ne leur suffit pas ? Pourquoi toutes ces règles ?”
“Jean... Il est temps... Je suis heureux de t’avoir connu.”
“Non. On va trouver un moyen de s’échapper.”
“C’est impossible.”
“Tu sais, j’ai toujours rêvé de voyager. Mais Lucille est tombée malade et j’ai préféré rester près d’elle, pour prendre soin d’elle. Mais maintenant, elle est partie, vers un monde meilleur, je l’espère. Et je suis seul. Enfin avec toi. Et c’est le moment ou jamais de faire ça !”
“De faire quoi ?”
“De voir le monde ! Ou juste la France. Limitons-nous à la région pour le moment. La Ford est au garage mais je suis sûr qu’elle fonctionne encore. Oh oui ! Je vais préparer ma valise !”
Jean avait l’air tellement heureux que Jojo ne trouvât pas le courage de lui dire non. Si ça pouvait égayer les jours de son enfant – du vieil homme, il corrigea dans sa tête - alors, ils étaient partis, pour fuir l’ordre.
Pendant des semaines, l’étrange duo se promena le long des fleuves, visitant les merveilles de la région et fuyant en même temps l’ordre qui les pourchassait impitoyablement.
Mais plus les kilomètres défilaient, plus l’état de santé de Jean se dégradait. Et si ce dernier avait au début essayé de le cacher à son ours, ce n’était désormais plus possible.
“On devrait aller à l’hôpital.” Tenta Jojo un matin. “Juste pour faire un check-up, vérifier si c’est grave ou pas.”
Jean fut pris d’une nouvelle quinte de toux. “Oui allons-y.”
Ensuite, tout se passa très vite. Jean fut transporté en salle d’opération en urgence et il y passa des heures. Lorsque la nuit arriva, Jojo se leva et décida d’aller fouiller dans les dossiers de l’hôpital par lui-même pour voir ce qu’il se passait. Après tout, ce n’est pas comme si une infirmière allait venir le voir pour le tenir au courant de la situation. C'était un ours en peluche après tout.
Il se dirigea vers le bureau du secrétariat de l’hôpital. Arrivé à l’ordinateur, il regarda autour de lui... La salle d’attente était presque vide, la nuit était calme, ce qui avait permis aux infirmiers et aide-soignants de prendre une petite pause tous ensemble. C’était le moment ou jamais.
Lorsqu’il ferma la session de l'ordinateur, Jojo était comme en transe. Il se dirigea vers l’ascenseur. Étage 5. Chambre 512. Jean était bien sorti de la salle d’opération et était en salle de réveil.
Il allait bien.
L’ours décida de se mettre dans le fauteuil, dans un coin de la chambre. Pour veiller sur son enfant. Et lentement, ses yeux se fermèrent et il tomba dans un sommeil profond.
Un coup brusque à la poitrine le réveilla. Jojo regarda autour de lui mais il n’y avait personne. Qu’est-ce qui l’avait sorti de son sommeil ? Est-ce que Jean était en danger ?
Dans le champ de vision de l’ours, il y avait des infirmiers et des docteurs qui semblaient s’agiter sur le lit. Le soleil brillait dehors. Les machines autour de Jean n’arrêtaient pas de hurler sans que Jojo ne puisse comprendre ce qu'il se passait. Mais il sentait que quelque chose n’allait pas.
Il savait que quelque chose n’allait pas.
“C’est fini... Heure du décès : 9 h 43... ” Murmura l’un des hommes.
“Merde... Essayer de voir s’il y a de la famille à contacter... ” Répondit un autre.
Le cœur de Jojo s’emballa. Comment ça, décès ?
…
Alors c’était ça qu’on ressentait quand son enfant mourrait ? Ce sentiment de vide que Jojo ne souhaitait à personne. Ce sentiment de perdre toute envie. Il n’avait plus envie de se battre. De faire des efforts.
Et il se rappela pourquoi il était là. Pour fuir. Les meilleures semaines de sa vie. En vain. L’ordre le recherchait toujours. Et maintenant, il n’avait plus de raison de fuir. Alors autant en finir aussi.
Jojo traina la patte jusqu’à la machine à café où il avait repéré un peu plus tôt qu’il y avait une entrée dans le monde des Peluches. Il tapât son code d’accès, et entra tel un condamné à mort.
Au bout de quelques mètres, il se fit stopper par des gardes, qui semblait l’attendre. Et il ne broncha pas quand ces derniers le jetèrent dans une cellule sombre.
“Ton procès se tiendra demain. Tu n’as pas le droit à un avocat mais tu peux faire toi-même ta défense. Je serais le procureur.” Il s’arrêta quelques secondes. "Bonne chance Joseph."
Jojo ne bougea pas et resta allongé toute la nuit sur sa couchette en ruminant ses souvenirs, ses pensées.
Le lendemain, trois gardes l’amenèrent jusqu’au procès. Il écouta à peine ce que disait le procureur. La salle était pleine à craquer. Lorsque Jojo releva la tête pour observer le public, il remarqua quelques ours et lapins qu’il connaissait et certains regards avait une pointe d’espoir.
“... et ainsi commence le procès de Joseph, dit Jojo, contre l’Ordre.” Le procureur tapa de son marteau et l’accusation commença son discours.
Jojo ne distinguait que des bribes de ce qui se disait. “Inadmissible.” “Devant un adulte. Et il le savait.” “Pleine conscience.” “Préféré jouer au chat et à la souris plutôt que d'agir en Ours responsable.”
“Merci Maitre.” Le procureur le ramena à la réalité. “Joseph, quelques mots pour votre défense ?”
Jojo se releva. Relevant son regard une nouvelle fois, il ne pouvait plus ignorer l’espoir qui habitait le public. L’espoir de changer les choses. L’espoir de changer des règles mises en places il y a des centenaires, et qui, dans beaucoup de cas, n’avait pas de sens.
“Oui ! J’ai des choses à dire, Votre Honneur. Tout d’abord, à quel moment peut-on considérer qu’un enfant n’est plus sous notre responsabilité ?
À sa majorité ? Ce n’est pas la même dans tous les pays.
Quand il décide qu’il n’a plus besoin de nous ? Et s’il se fait attaquer après cela, on ne peut plus le défendre ? S'il risque la mort ?
Et que faire si dans un moment sombre, il a de nouveau besoin de nous ? On l’abandonne lâchement ?
Je vous pose ces questions. À tous !”
Des murmures, partout autour de lui. “Silence !” Hurla le procureur. “Silence, s’il vous plait !” Le calme à nouveau. “Et que proposez-vous ? Sans ces règles, les humains risquent de découvrir tout notre monde.”
“Nous pourrions nous rendre visible uniquement à notre enfant. Et bloquer ça pour les parents et les autres adultes.” Le silence était pesant dans l’assemblée. “C’est injuste de nous faire nous attacher à un enfant et de devoir l’abandonner à la partie la plus importante de sa vie. Ne plus jamais voir de ses nouvelles.”
“Oui ! C’est même cruel !" Cria une voix dans le public.
D’autres peluches montrèrent alors leur mécontentement vis-à-vis du système actuel. Et Jojo se senti revivre. Il se sentit sourire, à travers tous ces gens, qui était d’accord avec lui.
“L’accusation a-t-elle quelque chose à ajouter ?”
“Non, c’est tout.”
“Très bien, les jurés peuvent aller prendre leur décision. Uniquement à propos de Joseph bien sûr.”
Le verdict tomba rapidement, il n’avait fallu que peu de temps aux jurés pour se mettre d’accord, à l’unanimité.
“Non coupable. Et en tant que jurés, nous demandons que la modification de la règle n°1 proposé par Joseph, dit Jojo, soit étudié.”
Jojo souffla de soulagement. Au fond de lui, il savait que Jean était fier de lui.
Une nouvelle vie commençait pour les membres de l’Ordre.
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