Le démon et la vieille dame
- nawell
- 23 oct. 2020
- 11 min de lecture
Dernière mise à jour : 24 oct. 2020
Il n'était pas rare qu'il soit invoqué - des farces d'Halloween dans des granges abandonnées aux cérémonies (plus épuisantes) dans les forêts - mais il doit l'admettre, c'est la première fois qu'il sort de son royaume pour se retrouver dans un salon minuscule, baigné par la lueur rose orangé terne de vieilles lampes en verre et par une multitude de poupées en porcelaine antique aux yeux écarquillés et effrayants qui pourraient faire courir Chucky. Ces curiosités sont accompagnées de tasses de thé et de soucoupes placées sur des étagères, avec au sommet, des napperons froufroutés crochetés avec le plus grand soin, et un "Home Sweet Home's" coloré et brodé au point de croix, accroché aux murs en bois.
C'était une erreur, un faux numéro en soi. Aucune sorcière connue n'a jamais vécu dans une maison aussi ... comment dire... datée. De plus, aucun des praticiens qui l'ont convoqué n'a été absent, comme s'ils l'avaient abandonné ou oublié. Non, ça ne fonctionne pas comme ça. Pas du tout. Pas s'ils veulent survivre à la rencontre.
Il entend le cliquetis d’un mouvement dans la pièce adjacente à la cuisine, passant par l'odeur âcre et piquante du café refroidi et des gâteaux d'éponges détrempés et sucrés, mais l'odeur du sang est encore plus saisissante. Il bouge - il sent que quelque chose se glisse sous son pied, et voit une couverture crochetée de blancs et de gris et de fil noir profond, enroulée de façon complexe, parfaite, en un cercle d'appel. Son cercle d'invocation. Il y a une petite éclaboussure de sang dessus. Et cela expliquerait pourquoi et comment le démon se retrouvait dans cet étrange endroit.
Alors qu'il tente de mieux comprendre la situation, l'habitante de la maison passe par la porte étroite et sort de la cuisine, tenant un torchon blanc humide près de sa main et tâtonnant avec ses lunettes à double foyer perlées accrochées à son cou par une lanière avant de s'arrêter net.
Pour être honnête, le démon ne se serait pas attendu à se retrouver face à face avec une vieille dame au nez crochu, aux yeux perçants et édentée, ou avec un châle d'araignée et une robe noire qui lui arrive aux chevilles, mais il y a bien quelque chose qui cloche. Surtout lorsque la vieille dame laisse ses lunettes se poser sur sa poitrine et qu'elle fait un large sourire (sans dents), les yeux plissant et scintillant sous l'effet de l'effort.
"Tim ! Tim, mon cher, je ne savais pas que tu allais passer cette année ! Tu n'as pas appelé, tu n'as pas écrit - mais, oh, je suis si heureuse que tu sois là, mon cher ! Est-ce que ça aurait été trop te demander de sonner à la porte ? J'ai failli avoir une crise cardiaque. Et ne t'inquiète pas pour le sang, ici, j'ai eu un accident. Mon aiguille à tricoter s’est un peu emmêlée. Mais je crois me souvenir que vous êtes très à l'aise avec les effusions de sang et les trucs "énervés" ces jours-ci, alors je suppose que ça ne te dérange pas. "
Elle se met à rire, mais ce n'est pas de la moquerie, c'est de la douceur. Le démon n'est en aucun cas sentimental ou larmoyant, mais la gentillesse, la familiarité et l'affection authentique de la vieille dame tire quelques vieilles ficelles nostalgiques. "Imagines si ça laisse une cicatrice ! Ce serait un peu "badass", comme vous dites les adolescents, n'est-ce pas ?"
Elle est aussi aveugle qu'une chauve-souris sans ses lunettes, semble-t-il, car le démon n'est en aucun cas un "Tim" ou un humain, bien qu'un humanoïde, enveloppé d'une peau noire et lisse, de pointes dures et de griffes acérées. Mais le démon lui fait plaisir, ne serait-ce que parce qu'il a été pris au dépourvu.
La vieille femme sourit encore, avant de se retourner sur ses talons et de se traîner dans le couloir avec une démarche raide révélant une pauvre hanche. "Sois un amour et fais du café, veux-tu ? Je reviens dans un instant."
Oui, c'est certainement une erreur. Une pour le livre des records, c'est certain. Ugh. Mais bon, le monde des démons était devenu si pédant que ce petit détour était un accident heureux.
C'est pourquoi le démon fait ce que la vieille dame lui demande et entre lentement dans la cuisine, en prenant soin de se baisser et d'éviter le haut du cadre de la porte. Il prend avec précaution le petit pot en verre et le vide de son vieux café périmé et, avec précaution, remplit la machine de marc frais. C'est au fur et à mesure que l'eau chaude s'infiltre que la vieille femme revient, l'index enveloppé dans des bandages beiges.
"Je suis surprise que tu sois si grand, Tim ! Je ne t'ai pas vu depuis que tu m’arrivais à la hanche ! Mais ta mère envoie tout le temps des photos par la poste, tu aimes bien porter du noir, non ?" Elle prend place à la petite table ronde dans le coin et tapote le couvercle en verre de l'assiette à gâteau avec des mains tremblantes.
"Je commençais à penser que tu ne viendrais jamais me voir. Ton père et moi avons eu nos désaccords, mais... je suis contente que tu sois là, mon chéri. Tu veux du gâteau ?" Avant que le démon ne puisse décliner, elle soulève le couvercle et coupe une généreuse tranche du cercle presque complet qui a à peine été touché. Il sent l'agrume et la crème et est, comme il l'a supposé plus tôt, détrempé et sursaturé de glaçage.
Il a été fait pour une occasion spéciale, pour les invités, mais il semble que cette vieille femme ne reçoit pas beaucoup de compagnie dans cette maison moisie qui sent comme un garage ancien dont la poussière n'a pas été remuée depuis des années.
Surtout pas de la part de son petit-fils absent, Tim.
Le démon attend que la cafetière soit pleine et prend deux petites tasses sur le comptoir, les remplissant jusqu'à ce que le liquide mousse sur les bords. Ensuite, et seulement à ce moment-là, il accepte le gâteau et s'assoit, avec quelque difficulté, sur une petite chaise à la petite table. Il dit un "merci" poli, mais il suppose que la femme ne comprend pas. Les bonnes manières sont les bonnes manières, peu importe.
"Oh, mon cher, je peux à peine comprendre. Ta voix est devenue si grave, comme celle de ton grand-père. Et je me souviens que tu avais une affinité pour cette musique graveleuse et criarde. Ta voix s'est-elle déformée ? Ce n'est pas grave, mon cher, c'est moi qui vais parler. Repose-toi. Le café aidera à apaiser."
Le démon se contente de hocher la tête - certaines communications peuvent être comprises sans faute -, il boit le café et mange le gâteau avec une trop petite fourchette. C'est ordinaire et un peu pâteux, mais l’intention le rend délicieux.
"J'espère que tu as apprécié tous les cadeaux que je t’ai envoyés. Tu ne réponds jamais, mais je sais que la plupart des gens utilisent ce courrier électronique de nos jours. Je n'arrive pas à me faire à l'idée. J'aimerais bien que ton père et ta mère te rendent visite un jour. Je connais un merveilleux petit café en bas de la rue où nous pourrions aller. Je n'y suis pas allée ; je voulais le visiter avec Charles, avant qu'il... bien". Elle se tait dans ses divagations, fixant son café avec un petit sourire mélancolique. "Je n'arrive pas à croire que ça fasse dix ans. Tu n'as jamais eu la chance de le rencontrer. Mais peu importe."
Soudain, et avec une rapidité surprenante qui inquiète le démon pour son bien-être, elle se met debout, en posant ses mains sur le bord de la table. "Autant te donner ton cadeau d'anniversaire, puisque tu es là. Quel timing ! Je ne l'ai terminé que ce matin. Je reviens tout de suite."
À son retour, elle tient dans ses bras l'œuvre au crochet blanc, gris et noir avec le cercle d'invocation.
"J'ai trouvé ces dessins dans un livre occulte que j'ai emprunté à la bibliothèque. J'ai pensé que tu les aimerais sur une belle couverture chaude pour combattre le froid de l’hiver". Avec des mains douces, elle étend la couverture sur le dos large et hérissé du démon comme un châle, en le lissant sur ses épaules escarpées et en lui tapotant affectueusement les bras. "Joyeux anniversaire, Tim, mon chéri."
Eh bien, c'est réglé. Qui que soit Tim, où qu'il soit, il est clairement en train de manquer quelque chose.
Le démon sera son petit-fils à partir de maintenant.
La vieille dame se ravi lorsqu’elle vit "Tim" revenir la voir quelques jours plus tard et elle l'emmène au petit café. Le démon entend tous les gens de sa ville lui dire "C'est quoi cette chose, c'est quoi ce bordel, Madeleine ?" et elle leur répondre "Tu ne te souviens pas de mon petit-fils Tim ?".
Tout le monde se regarde et observe avec plus de précision le démon. Il ne semble pas lui vouloir de mal et Madeleine n’a pas été aussi heureuse depuis la mort de son mari. Alors toute la ville joue le jeu. Personne ne veux dire à la petite dame que son petit-fils est un démon.
Tim revient souvent après cet épisode. Tout le monde semble l’avoir accepté et semblait ravi qu’il soit là pour aider la petite Madeleine à faire les courses, à faire la cuisine, à nettoyer la poussière de la maison et à l'aérer, et la remplir de fleurs de printemps parce que Madeleine a dit qu'elle aimait les jacinthes et les jonquilles.
Sa vue se détériore, alors "Tim" amène un chien de l'enfer dans la maison pour lui servir de chien d'aveugle, et les gens en ville sont un peu terrifiés par cette énorme bête noire avec une fourrure qui coule comme de l'huile épaisse, et une bouche qui peut s'ouvrir jusqu'à sa poitrine, Mais "Honey" aime les bonbons durs et ne met pas d'huile sur le tapis. Quand "Tim" doit retourner en enfer pour faire des courses, Honey se blottit contre Madeleine, pose sa tête géante sur ses genoux et fouille ses poches pour trouver du caramel.
Madeleine ne donne jamais son âme à "Tim", mais elle lui donne son cœur.
Et un jour, Madeleine tombe malade. Elle passe la plus grande partie de son temps au lit et il devient évident que c’est bientôt la fin. Tim se démène pour essayer de trouver une solution. Il voyage entre le monde des humains et son monde, essayant de trouver quelque chose, n'importe quoi qui puisse aider Madeleine à aller mieux, à prolonger sa vie.
Il a essayé de lui faire vendre son âme, mais elle s'est contentée de rire, de lui dire qu'il ne devait pas parler comme ça.
Et puis c’est la fin. Madeleine décède, et Tim est à ses côtés. Lorsque la faucheuse vient la chercher, Tim s'enquiert du sort de son âme. D'une voix impartiale, la faucheuse informe Tim que Madeleine a passé les dernières années de sa vie à se frotter aux créatures des ténèbres, qu'il ne peut y avoir qu'un seul destin pour elle.
Tim refuse d'accepter cela.
Sachant que Madeleine ne peut pas rester dans le royaume des humains, et refusant que son esprit soit pris par la faucheuse, il prend son âme dans ses bras. Il l'a déjà fait auparavant, lorsque des mortels se sont vendus à lui.
Cette fois-ci, l'âme bercée contre sa poitrine ne se blottit pas contre lui et ne se bat pas. Cette fois, l'âme serrée contre lui tend la main, lui tape sur la joue en lui disant qu'il était un bon garçon, et si beau, tout comme son grand-père.
Tim ramène Madeleine au royaume des démons, la serrant contre lui alors qu'il traverse un paysage sombre et menaçant, un contraste si fort avec la chaleur de la maison de Madeleine. Finalement, dans un coin éloigné de son monde, Tim trouve ce qu'il cherche.
C'est un endroit où d'autres démons ne vont pas ; un gros rocher fissuré et cassé, avec un espace à peine suffisant pour que Tim puisse passer au travers. Cette fissure, parmi toutes les choses, lui donne à réfléchir, mais l'âme de Madeleine fait un commentaire sur la nécessité de rentrer à temps pour nourrir Honey, et Tim se force à passer à travers.
Il voyage dans l'obscurité pendant un certain temps, avant d'émerger dans une lumière si brillante qu'elle est aveuglante. Ses yeux s'ajustent lentement, et il se retrouve face à face avec deux créatures, chacune faisant au moins deux fois sa taille ; l'une d'entre elles a quatre ailes et la tête d'un lion, l'autre est une créature amorphe avec des écailles de couleur vert bouteille. La tête de lion grogne contre Tim, et lui demande de faire demi-tour. Il n'a rien à faire ici.
Tim regarde en bas, en tenant l'âme de Madeleine contre sa poitrine, il prend une profonde respiration, et prononce une seule phrase, "S'il vous plaît".
Les deux êtres les plus grands en sont stupéfaits. Ils sont trop habitués à ce que l'espèce de Tim soit belliqueuse. Ils se consultent, ils se disputent. L'amorphe semble vouloir être indulgent, la tête de lion insiste pour être plus strict. Pendant qu'ils se disputent, Tim se faufile à côté d'eux et court aussi vite qu'il le peut, plus profondément dans l'étendue éclairée.
Le chemin qu'il emprunte commence à s'incliner vers le haut, et devient finalement un escalier. Il devient évident que chaque pas supplémentaire dans l'escalier est de plus en plus difficile pour Tim, que cela lui fait mal physiquement de monter ces marches, mais il continue.
Des souvenirs lui remontent et des larmes lui viennent aux yeux. Madeleine et Honey se promenant dans le parc. Madeleine et Tim jouant au bingo ensemble pour la première fois. Madeleine et Tim regardant Les Feux de L’Amour ensemble en milieu d'après-midi. Madeleine s'endormant sur sa chaise et Tim la portant doucement au lit. Madeleine préparant de la limonade pour Tim en été pendant qu'il est sur le toit à réparer cette fuite et à nettoyer les gouttières.
Tim finit par atteindre le sommet, et s'effondre presque, il tombe à genoux et pour la première fois sa prise sur l'âme de Madeleine glisse, et elle s'éloigne de lui.
Il lui tend la main, mais quelqu'un arrive le premier et aide cette femme âgée à se relever, à se mettre debout. Madeleine halète, c'est Charles. Ils se jettent l'un sur l'autre. Madeleine dit à Charles qu'il lui a beaucoup manqué et qu'elle a tant de choses à lui dire. Charles fait un signe de tête.
Tim observe un doux sourire sur son visage. Une main délicate touche l'épaule de Tim, et le tire facilement vers ses pieds. Une silhouette - on ne voit jamais exactement à quoi elle ressemble, se penche, chuchotant à l'oreille de Tim qu'il a bien fait, et que Madeleine sera bien prise en charge ici. Qu'elle passera une éternité avec ses proches. Tim se retourne vers elle, elle est entourée d'une mer de gens. Tim hoche la tête et sourit. La figure derrière lui dit que, bien qu'il ait bien fait d'amener Madeleine ici, ce n'est pas sa place, et qu'il doit partir.
Tim fait un signe de tête, il savait que ce serait le cas.
Tim descend l'escalier d'environ six marches avant d'être arrêté par quelqu'un qui lui saisit à nouveau l'épaule. Il se retourne, et Madeleine se tient derrière lui. Elle le prend dans ses bras et le ramène dans l'escalier, il doit rester, dit-elle. Apprendre à connaître la famille. Tim essaie de lui dire qu'il ne peut pas rester, mais elle ne veut pas l'entendre. Elle l'emmène dans la foule et commence à lui présenter des membres de sa famille, morts depuis longtemps, qui lui lancent tous des regards sceptiques lorsqu'elle le présente comme son petit-fils.
Le mystérieux personnage apparaît à nouveau à côté de Tim et lui dit une fois de plus qu'il doit partir, Tim ouvre la bouche pour répondre mais Madeleine lui coupe la parole.
SI elle doit rester ici pour toujours, son petit-fils sera le bienvenu pour lui rendre visite. Elle et la silhouette se regardent fixement pendant un moment. La silhouette finit par soupirer et par regarder ailleurs, puis elle demande à Tim si elle est toujours comme ça. Tim se contente de hausser les épaules et de sourire, permettant à Madeleine de le guider à travers une paire de portes nacrées, elle parle déjà de la quantité de gâteau dont ils auront besoin pour nourrir toutes la famille.
Le démon se demande pourquoi la vieille dame, qui n'êtes pas aveugle ici, n’est pas surprise de le voir.
Alors Madeleine répond d’une voix maternelle "Oh, Timy, ne sois pas bête, mon petit-fils biologique ne mesure pas 3 mètres et ne brûle pas les meubles quand il éternue. Je le sais depuis longtemps. "
Le démon s’arrêta, demandant pourquoi l’avoir fait rester alors. " Tu ne serais pas resté si tu n'étais pas seul aussi. "
"Tu... Tu n'as pas besoin de m'appeler ton petit-fils. "
"C'est absurde ! Les enfants adoptés sont tout aussi réels. Maintenant, arrête de renifler, idiot, et allons faire un gâteau. Honey, au pied ! "
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